Chez Duchamp, la Normandie est la véritable matrice de l’œuvre. Non seulement, il ne quitte jamais cette région avant ses dix-sept ans, et ce sera simplement pour partir, baccalauréat en poche, rejoindre ses frères à Paris, c’est à dire la grande banlieue de Rouen, mais il ne perd jamais totalement le contact avec sa région d’origine, faisant de continuels retours à l’espace paternel, avant de partir, adulte, provisoirement d’ailleurs, à vingt-huit ans, à Munich puis aux États-Unis.
Oui ! La relation de l’œuvre de Marcel au pays normand relève d’un fonctionnement matriciel. Duchamp est un sensuel.
Les sens guident ses pulsions, ses subjugations, ses références, le choix de ses modèles, lesquels génèrent ses productions à travers ses obsessions. Et tout provient ainsi du monde sensible que l’enfant, l’adolescent avait sur la langue ainsi que sous les yeux. Le goût, l’odorat par exemple qui génèreront notamment la passion pour le chocolat, mais surtout la vue : Duchamp, dès l’enfance, s’imprègne du regardé. Duchamp est un mateur. Marcel retient tout ce qui peut passer dans le champ de son regard : passion pour les choses montrées dans les vitrines, passion pour la campagne, passion redoublée pour la ville, pour la modernité, celle du gaz d’éclairage et des nouveaux moyens de transport électriques, passion... passion... Duchamp est un buvard, il s’imprègne de tout, en particulier de tout ce qui bouge, de la mélangeuse à table tournante dans la vitrine de chez Gamelin par exemple. Et, il est subjugué par les insectes, les hyménoptères, tout ce qui s’agite, tout ce qui vibre, qui vrombit, tout ce qui tombe, l’eau qui chute, qui chante. Duchamp absorbe, et de façon privilégiée par la vue, tout ce qui est, tout simplement, de son terroir normand.
Et ce champ des découvertes indigènes forme le terreau de son œuvre future, de toute la production à venir et en particulier les grandes machines emblématiques que sont par exemple La Mariée mise à nu par ses célibataires, même ou Étant donnés : 1° La chute d’eau 2° Le gaz d’éclairage. Tout se déduit, chez Marcel, des prémices absorbées dans les années puériles et d’adolescence vécues à Blainville-Crevon, puis à Rouen, à Veules-les-Roses et à Yport.
La critique ne s’est guère penchée sur les périodes fondatrices de l’imaginaire duchampien ; elle a cru pouvoir presque passer sous silence les temps de l’éducation, de la formation, de l’aspiration à la vie, de l’étonnement initial devant le monde. Du coup, l’œuvre de Marcel devient incompréhensible, absconde, certains diront même « surréaliste ». Que d’absurdités. Il n’y a rien de « surréaliste » chez Duchamp. Jamais. Tout est au contraire délibérément logique, construit, et parfaitement compréhensible dès lors qu’on aura repéré dans la genèse d’une jeune existence les stimuli qui inspirent l’item futur.